Le présent article est consacré au juge Edouard Durand, co-président de la CIIVISE (Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants). Commission qui vient d'être prolongée par le gouvernement au-delà du 31 décembre 2023 MAIS en évinçant le juge Edouard Durand, d'une manière que j'essaierai de qualifier dans la fin de cet article.
J'ai découvert le juge Durand - que je ne connais pas personnellement - à l'occasion de la publication du rapport de la CIIVISE le 17 novembre dernier. En consultant l'actualité autour de cette publication, j'ai relevé à plusieurs reprises le qualificatif "bienveillant" à son sujet. Etant donné mon implication sur l'enjeu de la Bienveillance dans notre société, cela a suscité mon intérêt et j'ai commencé à chercher des vidéos pour voir et écouter ses propos. Et j'ai très vite compris en quoi ce qualificatif me semblait tout à fait pertinent et très en lien avec la vision de la bienveillance que je promeus.
J'inclus ci-dessous deux vidéos : celle de l'audition de la CIIVISE devant la commission des lois de l'Assemblée Nationale le 19 juillet 2023 et celle devant la délégation aux Droits des Femmes au Sénat le 9 novembre 2023. Deux auditions où la CIIVISE était représentée par le juge Durand.
Les deux vidéos :
Des chiffres pour planter le décor
Je rappelle quelques chiffres, oh combien révélateurs, qui résultent des travaux de la CIIVISE et qui sont évoqués par le juge Durand :
- Une estimation de 160 000 enfants sont touchés par des violences sexuelles par an.
- Environ 10% de la population adulte a été victime de violences sexuelles dans son enfance (14,5% des femmes et 6,4% des hommes), à savoir 5,5 millions de femmes et d'hommes.
- Dans 60% des cas où un enfant exprime à un professionnel qu'il a subi des violences, le professionnel ne fait rien. En notant que chaque fois qu'un enfant signale et qu'il n'est pas entendu, qu'on lui dit qu'il ment, alors il subit un second anéantissement qui s'ajoute à celui des violences sexuelles.
- 73% des plaintes sont classées sans suite.
- Seules 3% des plaintes donnent lieu à la condamnation des agresseurs.
- Seulement 1 000 condamnations par an.
- 30 000 témoignages recueillis par la CIIVISE. "C'est un mouvement social. C'est un problème d'ordre public, de santé publique, de politique publique".
Autre chiffre pour essayer de faire bouger les choses en tendant une perche économique, si l'argument éthique n'était pas suffisant : le coût annuel estimé de ces actes de violence, à la fois "coût du déni" et "coût d'impunité des agresseurs" : 9,7 milliards d'euros, dont 60% représentent les conséquences à long terme des violences sexuelles subies dans l'enfance. Impacts en terme de santé, de vie sociale, sur l'insertion professionnelle ("Qui aurais-je été si je n'avais pas été violé(e) ?").
Je vais prendre maintenant quelques extraits de ces deux auditions, en prenant une partie des thèmes qu'il a abordé. Je ne le fais pas de manière exhaustive car il y a une telle richesse dans ses interventions qu'il me faudrait plus d'un article pour en faire le tour.
Un constat glaçant au-delà des chiffres
Il parle aussi d'un phénomène d'inversion des culpabilités, autrement dit, la société marche sur la tête : "Nous avons des mécanismes d'inversion des culpabilités, de protection et d'invisibilisation des violences sexuelles faites aux enfants".
Il rapporte par exemple que des mères sont condamnées et incarcérées pour avoir refusé le droit de garde au père suite au signalement par l'enfant à la mère de violences sexuelles commises par le père.
Il a reçu à la fois des appels de pédopsychiatres et de parents, en pleurs, qui se trouvent impuissants pour protéger des enfants victimes de violences sexuelles.
Il déroule de manière très éclairante et convaincante la mécanique infernale de renversement de culpabilité : "On dit à ces enfants quand ils sont au commissariat ou à l'hôpital ou au tribunal : "qui est-ce qui t'a dit de dire ça ?" Que dit l'enfant ? << C'est maman ! >>. Replacez-vous dans votre enfance, parce que vous l'avez été comme moi. Quand un enfant a mal, à qui il le dit : à sa mère ! Et quand l'enfant a mal parce qu'il a été victime de viol, la mère dit << il faut que j'aille au commissariat. C'est quoi un commissariat ? Là où il y a des policiers qui protègent les enfants. Tu vas devoir leur dire. Alors, [au commissariat], on dit à l'enfant :<< Mais qui t'a dit de le dire ? >>. Il répond << C'est maman >>. Et nous on dit, c'est sa mère qui lui a dit de le dire. Donc c'est que l'enfant ment."
A la date de l'audition à l'Assemblée Nationale, 2, 3 préconisations sur 20 ont été mises en œuvre. 82 préconisations ont été publiées finalement le 17 novembre 2023 (cf mon article Rapport de la CIIVISE sur les violences sexuelles faites aux enfants).
La CIIVISE comme espace de reconnaissance
Face à cela, le juge Durand qualifie la CIIVISE comme un espace de reconnaissance qui mérite/nécessite d'être maintenu, et c'est l'avis des députés de la commission qui se sont exprimés.
La doctrine de la CIIVISE est : "On vous croit et vous ne serez plus jamais seuls", propos initialement tenus par le Président Emmanuel Macron pour le lancement de la commission.
Le rôle, la doctrine de la CIIVISE s'adresse aux enfants victimes aujourd'hui et aux adultes qui ont été victimes dans leur enfance :
- aux enfants : "Je te crois, je te protège, tu ne sera plus jamais seul".
- aux adultes : "Nous vous croyons, nous aurions dû vous protéger"
Il y a la nécessité d'instaurer une législation plus impérative dès lors qu'un acte de violence sexuelle est dénoncé, et 3 préconisations ont été faites par la CIIVISE à ce sujet :
- "Suspendre les poursuites pénales pour non présentation d'enfants quand une enquête est en cours pour inceste.
- Suspendre de plein droit par l'effet de la loi l'exercice de l'autorité parentale et du droit de visite du parent faisant l'objet de poursuite pénale pour inceste. Il faut protéger l'enfant sans attendre. Aucun principe n'est contraire à la raison humaine et les principes fondamentaux du droit n'ont pas été conçus pour générer l'impunité des agresseurs.
- "Le retrait systématique de l'autorité parentale en cas de condamnation du parent pour inceste. Ce n'est pas une peine [idée sous-jacente de double peine], c'est la conséquence civile d'une décision pénale"
Et puis la CIIVISE préconise un parcours de soin spécialisé, avec une formation de l'ensemble des acteurs amenés à prendre en charge les victimes. Faute de quoi, des propos maladroits peuvent être utilisés par certains, des positions faussement de neutralité ou d'attentisme renforçant le sentiment de culpabilité des victimes instillés par les agresseurs et leur désespoir.
"Dans l'idéal, il faut dispenser les soins dans l'année qui suit le fait traumatique. Seulement, on ne peut pas soigner l'agneau quand il est encore dans la gueule du loup. Il faut donc le mettre en sécurité immédiatement". Ce qui pose la question des priorités, de la hiérarchisation des enjeux et j'y reviendrais dans la prochaine section. Ici : on met en sécurité avant de soigner. Ce qui devrait paraître comme une évidence n'est malheureusement par la réalité vécue par les enfants victimes selon l'analyse de la CIIVISE.
Il lui est posé la question : qu'est-ce qui a changé au niveau de notre société depuis le lancement de la commission.
Il répond "Ce qui a changé, c'est une prise de conscience d'un problème général et une désapprobation de principe ... Ce qui n'a pas changé, c'est ce qui se passe pour chaque enfant victime et pour chaque adulte qui a été un enfant victime."
Dans une audition au sénat, il l'exprime de la manière suivante "L'idée s'effrite devant chaque enfant réel".
Autrement dit, la société se comporte avec compassion par rapport à un phénomène mais concrètement les choses n'ont pas vraiment changé pour la prise en charge des victimes. Il est urgent de passer à une dynamique impérative de protection.
La première préconisation est rentrée dans la procédure du code pénal par un décret du 23/11/2021. Le juge Durand met un sérieux bémol : il voudrait être sûr que ce décret est appliqué. Il exprime la crainte d'une injonction paradoxale : si un parent témoin ne protège pas son enfant victime de violence sexuelle, il peut être poursuivi pour complicité, et s'il veut révéler la violence, il peut être suspecté de manipulation. "Le législateur doit choisir son camp ... quand on ne sait pas, on doit choisir de protéger l'un ou l'autre, et autant protéger l'enfant".
La bonne hiérarchisation des besoins et des principes
- faut-il d'abord le croire et l'écouter en première intention,
- ou faut-il le soupçonner d'être manipulé par sa mère (puisque dans la plupart des cas, le violeur est un homme, et statistiquement en première position, le père ?)
Une approche par le passage à l'acte
Un raisonnement en partant du cas des enfants handicapés
Les enfants handicapés sont malheureusement plus à risque, et encore plus ceux qui ne sont pas en mesure de s'exprimer. Des proies faciles en quelques sortes pour les agresseurs.
"A partir de cette attention particulière aux enfants handicapés, nous avons construit un raisonnement sur la protection pour tous les enfants."
Le juge Durand évoque 3 grandes dimensions de l'attention et la juste conscience que toutes les parties prenantes doivent avoir :
- "Dans l'organisation de l'espace (l'architecture) ;
- Dans le discours des adultes sur l'intimité ;
- Et dans la pratique de l'adulte dans le respect de l'enfant."
Rétablir l'idée de bienveillance
La CIIVISE, dont son co-président le juge Durand, a pour vocation de rétablir la bienveillance auprès des adultes qui ont été violés et agressés dans leur enfance. Elle l'a fait à travers l'espace ouvert, l'invitation à témoigner, l'écoute, l'empathie et la volonté farouche de porter haut leurs voix, leurs souffrances, leurs besoins.
Bien évidemment elle est tout autant bienveillante envers les 160 000 enfants qui sont concernés de nos jours par de les violences sexuelles. Et il faut bien comprendre que tous les témoignages des adultes aspirent aussi à que cela cesse pour les enfants d'aujourd'hui, un peu dans le sens "Plus jamais ça !"
Et c'est bien le sens d'une bonne partie des 182 préconisations de la CIIVISE. Et il s'agit d'une mauvaise foi caractérisée de dire en paraphrasant "La CIIVISE 1 a écouté les adultes, et il est temps maintenant que la CIIVISE 2 s'occupe des enfants". C'est grosso modo ce qui est ressorti des propos de la secrétaire d'Etat et du nouveau co-président pour présenter la CIIVISE 2.
Mais au-delà du rétablissement de la bienveillance envers les enfants violés et les adultes violés dans leur enfance, je trouve en regardant les vidéos que le juge Durand, par son attitude et ses propos, rétablit ou établit une vision de la bienveillance très éloignée, si ce n'est à l'opposé d'un terme galvaudé, dénué de réalité, sans consistance comme peuvent l'avoir beaucoup.
Je vois dans la bienveillance manifestée par le juge Durand bon nombre d'aspects que j'ai pu modélisés sur la bienveillance, avec une dimension probablement première : celle de l'exigence. La bienveillance, c'est exigeant, voire super exigeant. Ca nécessite de la dépense d'énergie, de refuser la complaisance, d'affirmer ses croyances, ses valeurs, ses principes, sa doctrine. Ca nécessite aussi de se donner du temps pour écouter, pour l'empathie, pour la compassion, pour une curiosité exploratrice qui permet de mieux comprendre l'autre, de rechercher des bonnes pratiques, de les analyser, de coopérer (alors que souvent, on va plus vite en décidant et agissant seul).
Je ne pourrais pas être exhaustif dans cet article, mais voici d'autres dimensions de la bienveillance que je décrypte dans les propos du juge Durant :
- Il fait appel à plusieurs reprises au bon sens, ce qui me semble un ingrédient important de la bienveillance. Le bon sens étant souvent un antidote contre le déni, contre le mensonge à soi-même.
- Un bon sens qui va de pair avec l'idée de cohérence. Et notamment la cohérence entre le constat et l'action. On constate l'ampleur du phénomène de l'inceste : il faut agir sans attendre. On constate un cas d'inceste pour un enfant. Il faut le protéger immédiatement. Il ne sert pas à grand-chose d'être bienveillant par la pensée et/ou l'intention si cela ne se transforme pas en actes bienveillants. Il ne sert pas grand-chose d'être bienveillant par la parole si cela ne se transforme pas en actes bienveillants.
- Il y a un terme qu'il n'a pas utilisé, mais qui transpire selon moi dans son attitude : l'humilité. Et dans l'humilité, il y a une bonne part de lucidité, et la juste reconnaissance de sa valeur, de ses valeurs, de ses actes, de ses résultats, en mettant à la juste place sa propre contribution et la contribution d'autrui. Et je suis convaincu que celles et ceux qui l'ont écarté ont vu non pas de l'humilité mais au contraire de l'arrogance et un donneur de leçons. Démontrant ainsi un manque d'empathie et/ou une réaction défensive.
- La capacité à utiliser le ET d'ouverture et ne pas tomber dans le OU de fermeture. On s'occupe des adultes violés dans l'enfance ET des enfants violés aujourd'hui.
- Comme j'ai pu l'expliquer plus haut, il y a aussi la capacité à hiérarchiser, à fixer les priorités, à faire des choix courageux et à les assumer. On protège les enfants avant de mettre l'autorité parentale comme doctrine première. Hiérarchiser renvoie à une capacité qui me semble déterminante : le discernement. Le discernement qui s'appuie sur une grande honnêteté intellectuelle pour éviter le déni.
- La capacité à confronter, à dénoncer, à dire les choses telles qu'elles sont, non pas de manière accusatrice mais pour faire évoluer les choses vers plus de bienveillance. La bienveillance n'est pas molle. Elle peut être dérangeante. Elle peut déranger la facilité, le confort, une forme de neutralité qui évite de prendre position et d'agir. Je renvoie à mon article La bienveillance : il ne suffit pas de faire du bien et ne pas faire du mal
- La capacité à prendre soin de soi au même titre que l'on prend soin des autres et des écosystèmes auxquels on appartient. Le juge Durand explique avoir fixé ses conditions pour devenir co-président de la CIIVISE : il a demandé à être co-président à plein temps pour éviter d'avoir à mal faire son travail de juge et son travail de co-président. Je renvoie à mes 4 dimensions indissociables de la bienveillance.
- Un lien étroit existe entre bienveillance, reconnaissance et confiance. Il y a aussi l'importance de l'appréciation. On voit bien dans les auditions du juge Durand par les députés et sénateurs en quoi se manifeste une appréciation mutuelle ; l'appréciation étant un préalable à la reconnaissance et à la gratitude. La CIIVISE et le juge Durand ont voulu créer un climat de confiance avec les victimes et avec les associations de victimes. Et c'est aussi au nom de cette confiance envers les victimes que la moitié des membres de la CIIVISE et le juge Durand ruent dans les brancards face à la décision du gouvernement, et non par réaction de leur ego. Il est vrai qu'il est tellement facile de leur faire acte d'antipathie en leur renvoyant "Personne n'est indispensable", phrase qui - soit dit en passant - est souvent porteuse de cynisme, de manipulation, de malveillance et de refus de reconnaissance.
- "La protection est aussi systémique que le déni" a dit le juge Durand. D'une manière plus générale, je promeus aussi l'idée que la bienveillance est aussi systémique que la malveillance, la violence, l'indifférence.
- Et comme je l'ai exprimé précédemment : la bienveillance est un choix. C'est un choix de doctrine, c'est un choix de société, ce sont des choix dans tous nos actes du quotidien au sein de nos couples, de nos familles, de nos organisations de travail, dans nos associations, dans nos relations amicales, de voisinages, dans tous nos écosystèmes d'appartenance, dans notre rapport à la planète et aux générations futures.
Bien sûr qu'il eut fallu maintenir et qu'il faut rétablir la CIIVISE dans sa doctrine, et avec le juge Edouard Durand
- la pétition soutenant le maintien de la CIIVISE avec Nathalie Mathieu et Edouard Durand lancée par Mouv'Enfants.
- la pétition que j'ai lancée postérieurement à la publication initiale de cet article : Moi, Ineste CIIVISE, je vous demande de me sauver !
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