jeudi 6 novembre 2025

La bienveillance contre le harcèlement scolaire : une boussole pour agir, prévenir et transformer radicalement


Ce jeudi 6 novembre 2025 est la journée consacrée à la lutte contre le harcèlement scolaire (cf la campagne "Ton problème, c'est mon problème" de l'année dernière organisée par le gouvernement - quid pour cette année ?).

J'invite dans cet article à considérer le concept de la bienveillance, et particulièrement deux éléments de ma modélisation de la bienveillance, comme approche particulièrement robuste pour lutter contre le harcèlement scolaire. Je m'inspire aussi de la théorie polyvagale pour aider à la compréhension des comportements de passivité.

1. Sortir du cliché : la bienveillance, ce n’est pas juste être gentil et bisounours

Commençons par un dialogue tout à la fois imaginaire et complètement stérile entre deux personnes dans des postures caricaturales :

Léa, militante anti-harcèlement : "On a besoin de cadres, de sanctions, de procédures d’exclusion. On parle de victimes qui souffrent, de gamins qui font l'enfer à d'autres ! La bienveillance, c’est bien gentil, mais ça ne stoppe pas les coups et les humiliations."

Olivier, avec sa casquette théoricien de la bienveillance, et particulièrement maladroit et inefficace dans cet échange : "Mais Léa, tu sais, si on était tous un peu plus doux, plus à l'écoute, .. si on était plus bienveillant les uns envers les autres ... Je suis sûr qu'on arriverait à dissoudre cette violence. Il faut travailler à créer un espace de confiance et de dialogue !"

Léa : "Un espace de dialogue ? Pendant ce temps, la victime reste seule. Et l’harceleur, il ne dialogue pas, il détruit. Ta bienveillance, ça a un nom la "passivité " et c'est justement çà que l'on essaie, nous, de combattre ! C'est cette passivité qui nous fait perdre des enfants ! Il faut réagir, quoi, merde ! Le côté bisounours, les bons sentiments, ça n'a jamais réglé les problèmes"

[Fin du dialogue, Léa tourne les talons.]

Le harcèlement scolaire est une violence systémique. Face à la souffrance des victimes, la réaction légitime, illustrée par Léa, est d'exiger des cadres et des sanctions. L'approche bienveillante caricaturale d'Olivier – la simple invitation à la "bienveillance"  telle qu'elle est introduite – relève, comme le dénonce Léa, d'une passivité dangereuse. 

Ce dialogue imaginaire entre Léa et Olivier met en lumière un malentendu courant : la bienveillance serait une posture douce, passive, presque naïve — incompatible voire en opposition avec la lutte contre le harcèlement. Et pourtant, c’est précisément cette vision réductrice que ma modélisation permet de dépasser.

Ma modélisation de la bienveillance avance que la bienveillance, loin d'être l'ennemie de la lutte, est une véritable stratégie assez robuste pour agir sur trois fronts à la fois : l'intervention immédiate, la protection structurelle et la prévention culturelle. La lutte étant en réalité une des facettes de cette stratégie.


2. Les 3 enjeux de la bienveillance appliqués au harcèlement scolaire




La bienveillance telle que je la conçois dans le cadre d'une Société et des Territoires de la bienveillance conjugue et articule 3 grands enjeux :

  • Faire du bien : créer un climat d’inclusion, valoriser les gestes positifs, encourager les liens.
  • Ne pas faire de mal : prévenir les humiliations, les exclusions, les violences. Cela passant notamment par la connaissance de soi (la théorie polyvagale est un bon outil de connaissance pour comprendre en quoi nos comportements dépendent de l'état dans lequel se trouve notre Système Nerveux Autonome), l'empathie et des techniques de communication comme la CNV (Communication Non Violente)
  • Faire face au mal : signaler, dénoncer, intervenir, protéger — même quand c’est inconfortable, voire risqué.
Ces trois enjeux forment une boussole d’action pour les élèves, les enseignants, les témoins, les institutions, les parents et tout citoyen qui pourrait être témoin de harcèlement scolaire à l'intérieur ou à l'extérieur de l'établissement.

3. L’échelle en 3 segments : bienveillance / absence de bienveillance / malveillance


Le modèle classique oppose d'une part harceleur et victime, et d'autre part bienveillance et malveillance. Mon échelle de la bienveillance introduit un premier niveau de nuance et de robustesse, une zone grise, en réalité orange : l’absence de bienveillance.

Cette zone inclut les gestes manqués, les silences, les indifférences aux petites agressions apparemment sans conséquence.

Elle permet de repérer les signaux faibles, d’agir avant que la situation ne bascule.

Elle responsabilise les témoins, les pairs, les adultes, sans les accuser.

Léa a raison : la passivité est un danger. L'échelle de la bienveillance le met en évidence en rompant avec la fragilité d'une vision binaire ("Bienveillant/Malveillant").

En analysant le phénomène de harcèlement avec la grille de lecture de ces 3 segments, on peut positionner l'acte de harcèlement, la vigilance, les réactions et les non réactions aux actes de harcèlement :
  • les actes répétés faisant le harcèlement et tout acte d'agression physique et/ou psychologique sont considérés comme de la malveillance active
  • le déficit d'une politique sérieuse de prévention du harcèlement est assimilée à de la malveillance par négligence.
  • l'absence de réaction face à de la malveillance active majeure ou à de la négligence majeure est assimilée à de la malveillance par passivité
  • l'absence de réaction face à de la malveillance mineure ou à de la négligence mineure est assimilée à de l'absence de bienveillance. En notant bien que l'absence de bienveillance n'est pas neutre et doit être considérée comme un accroc à la bienveillance. Exemple : un élève se moque ponctuellement de la coiffure d'un autre élève. Un tiers pourrait s'interposer mais il ne le fait pas.

La robustesse de cette échelle réside dans le discernement des conséquences de l'acte :
  • Le piège de la zone grise/orange : Le segment central, l'Absence de Bienveillance, correspond à l'indifférence ponctuelle ou à l'oubli. Cette zone grise/orange est un indicateur de vulnérabilité où le lien s'érode.
  • L'enfant en danger : Le harcèlement scolaire, par sa nature répétée et ses conséquences avérées sur la santé physique et mentale, est une situation de danger permanent. Le discernement est catégorique : la passivité ou l'omission d'intervention d'un témoin (élève, adulte) face à un harcèlement avéré ou à de la violence ponctuelle n'est JAMAIS de l'absence de bienveillance. Elle bascule dans la Malveillance (non-réaction "coupable"), car l'omission est jugée sur la gravité du dommage encouru par la victime. Cela fait écho à la loi sur la non-assistance à personne en danger.

4. Pourquoi les victimes ne parlent pas, pourquoi les témoins ne réagissent pas : éclairage polyvagal

La théorie polyvagale (TPV) fondée par Stephen Porges montre que face à une menace, le système nerveux peut entrer en sidération (état vagal dorsal). Avant de développer ce point, voici en quelques mots en quoi consiste la TPV :
  • Elle explique comment notre système nerveux autonome (SNA) régule nos comportements sociaux en fonction de notre perception des signaux de sécurité et des signaux de menace (notion d'interoception)
  • Elle distingue trois états principaux :
    • Vagal ventral : état de sécurité, ouverture, capacité relationnelle, empathique et rationnelle → propice à la bienveillance active.
    • Sympathique : état de mobilisation, fuite ou combat → peut générer des réactions agressives ou défensives.
    • Vagal dorsal : état de sidération, figement, dissociation → souvent observé chez les victimes ou témoins paralysés, dans un sentiment d'impuissance.
  • Un des principes fondamentaux est la corégulation, c’est la capacité à co-construire un climat de sécurité relationnelle. La corégulation est associée à l'autorégulation (capacité à ajuster ses états internes). Autrement dit, en tant que victime : on peut s'aider de la sécurité d'autrui et réguler son propre état pour revenir à l'état de sécurité. En tant que témoin, on peut aider la victime à retrouver de la sécurité par son propre état de sécurité que l'on peut essayer d'activer si besoin. Le témoin peut aussi s'appuyer sur un ou des tiers pour faire équipe.

Pourquoi les victimes ne parlent pas ?

Parce qu’elles peuvent être en sidération vagale dorsale qui se traduit par une incapacité physiologique à s’exprimer, à demander de l’aide, à réagir.
Ce n’est pas un choix, mais une réaction de survie, automatique et à la base, inconsciente. Il ne s'agit en aucun cas ni d'un manque de volonté, ni d'un manque de courage. C'est la manifestation d'un système nerveux qui croit protéger l'individu du danger en lui faisant faire le mort.

Pourquoi les témoins ne réagissent pas ?

Parce qu’ils peuvent être eux-mêmes en état de sidération ou de confusion émotionnelle, ou dans une mobilisation sympathique non régulée (peur, fuite).

La TPV est profondément bienveillante

La TPV permet de comprendre sans juger, et d’agir avec discernement. Une connaissance de la TPV permet à la victime de ne pas - ou moins - culpabiliser. Idem pour un témoin qui resterait passif.

Par ailleurs, la connaissance de la TPV permet d'essayer d'activer des leviers pour se mettre en mouvement : parler pour les victimes et agir pour les témoins. C'est ce que les capacités de régulation (autorégulation et corégulation) permettent de réaliser.

La TPV est aussi bienveillante car elle permet aux observateurs de sortir du piège consistant à considérer qu'ils ont leur mot à dire, ou a minima des pensées à ruminer concernant la passivité des victimes. Les victimes ne méritent pas qu'on les juge pour leur absence de réaction et ont besoin à la fois de compassion et de soutien.

De la même manière, il est facile d'aller juger un témoin qui n'aurait pas agi. Seulement, il est important de prendre conscience que nul ne peut être sûr à 100% que, face à un harcèlement, il aurait le bon réflexe, car c'est son SNA qui mène la danse en premier lieu en fonction de son état du moment. C'est une double invitation donc à la bienveillance ET à l'humilité.

La bienveillance ne consiste pas à exiger une réaction immédiate, ni à se mettre en danger, ni à agir forcément personnellement, mais à créer les conditions de sécurité pour que la parole, le geste, l’intervention puissent émerger, et avec une discernement sur la durée de ce processus en fonction de la gravité des actes commis.

Elle intègre la complexité des états internes, et propose une culture du soin ET de la protection.

5. La robustesse de la bienveillance : agir ET prévenir

La bienveillance est robuste parce qu'elle agit sur plusieurs champs :

  • Le soin : créer un climat relationnel sain.
  • La lutte : faire face à l’inacceptable.
  • La prévention : repérer les zones grises, cultiver l’attention.

Elle repose sur une culture du discernement, une éthique de la responsabilité partagée entre une multitude de parties prenantes, et une vision à long terme.

Elle est fractale car elle s’applique avec les mêmes principes fondamentaux à différentes échelles :  l’élève, au groupe, à l’établissement, aux parents, aux groupes d'élèves en dehors de l'établissement, aux réseaux sociaux, à la société.

6. Vers une culture du soin et du courage partagé

Le harcèlement scolaire ne se combat pas seulement par de la vigilance et des sanctions, mais par une transformation des cultures relationnelles.

Le concept de bienveillance tel que je l'ai modélisé, et particulièrement les 3 enjeux de la bienveillance et l'échelle de la bienveillance, croisés avec les apports de la théorie polyvagale, offrent une boussole pédagogique pour cela :

  • Éduquer à la bienveillance active et apporter de la connaissance et des pratiques autour de la théorie polyvagale.
  • Former au discernement en s'appuyant sur les 3 enjeux de la bienveillance et sur l'échelle de la bienveillance.
  • Ritualiser les gestes de protection.
  • Valoriser les actes de prévention, de signalement et de réparation.

C’est une écologie de la relation, où chacun devient gardien du lien avec les 2 parties du mot bienveillance en phare : "Veillance" et "Bien".





Conclusion : l'armure de la bienveillance

La bienveillance n'est pas le "côté bisounours" de l'Olivier caricatural évoqué dans le dialogue en début d'article. C'est celle de l'auteur de cet article et concepteur d'une modélisation de la bienveillance ayant pour vocation de donner de la consistance à l'idée de Société et de Territoires de la Bienveillance. Elle intègre une stratégie de lutte complexe et exigeante qui se mesure à sa robustesse.

Elle est robuste car elle :
  • Dénonce activement le mal (Enjeu N°3).
  • Identifie la passivité face à des situations pouvant porté à conséquences comme un acte de malveillance (Discernement de l'échelle).
  • Fait de la zone d'absence de bienveillance un terrain de vigilance (Discernement de l'échelle)
  • Construit un environnement de bienveillance (Enjeu N°1).

C'est cet engagement à la culture de la relation bienveillance ET au courage ET à l'action ajustée, ancré dans le discernement, qui permet de transformer l'écosystème scolaire en un lieu sûr et épanouissant, en lien avec les autres écosystèmes.



1 commentaire:

  1. Bel article, réfléchir comment aborder cette bienveillance. 👍

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