jeudi 8 février 2024

57 jours et quelques de trop, vus à travers la loupe de la bienveillance

Mardi 6 février 2024, Sébastien Boueilh, le Président de la dite "CIIVISE 2", était interviewé sur le plateau de l'émission de télé Quotidien. C'était le lendemain de son intronisation par la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités Catherine Vautrin. La CIIVISE, c'est la Commission Indépendante sur l'Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants. Elle a réalisé un travail extraordinaire qui a abouti à 82 préconisations qui pourraient mettre notre société en ordre de marche coordonnée face à l'inceste et aux violences sexuelles, à contribuer à faire société bienveillante. 

Il a évoqué dans cette émission 57 jours difficiles pour lui : "Ces 57 secondes de silence ont représenté les 57 jours où du moment qu’on a été nommé, on a fait l’objet de critiques, d’insultes, de tout ce qu’on peut imaginer, justement grâce à ces réseaux sociaux. C’est affligeant.

Alors, moi qui me suis investi dans la modélisation d'une Société et de Territoires de la Bienveillance, et qui depuis mi-décembre 2023 ai décidé de m'engager derrière la CIIVISE historique en tant que citoyen et humain doté d'un cœur, d'une raison et d'une conscience, je vous propose une lecture à la fois distanciée et personnelle de ces 57 jours à travers deux éléments de modélisation que j'ai conçus : une échelle de la bienveillance en 3 segments : malveillance, absence de bienveillance et bienveillance, et 3 enjeux centraux de bienveillance : faire du bien, ne pas faire de mal et dénoncer, affronter, signaler le mal.

J'ai déjà consacré 4 articles autour des travaux et de l'historique de la CIIVISE :

57 jours de trop pour qui ?

Le 10 décembre 2023, le gouvernement à travers sa Secrétaire d'Etat à l'Enfance Charlotte Caubel a annoncé le renouvellement de la CIIVISE MAIS - et c'est là que ça coince très sérieusement - en changeant les co-présidents (le terme "éviction" a été consacré par les observateurs et les victimes de cette décision) et en faisant évolué ses missions.

A cette date précise ont démarré les 57 jours difficiles que Sébastien Boueilh a évoqués. 

Avec les deux casquettes que j'ai décidé de porter dans cette article, je comprends que Sébastien Boueilh ait pu ressentir un mauvais accueil par une partie de la population à sa nomination. Oui, si je me mets à sa place et si je lis la plupart des réactions sur les réseaux sociaux, ça me toucherait, ça me ferait mal de me voir attaquer alors que je défends une bonne cause. Par leur quantité de réactions négatives, par la violence de certaines, et aussi parce que Sébastien Boueilh a été aussi une victime de violences sexuelles.
Sauf  ... que je ne suis pas à sa place, et que si j'avais été à sa place, je n'aurais pas accepté de prendre la suite du juge Edouard Durand et que j'aurais démissionné comme les autres membres qui l'ont fait par ailleurs. J'aurais côtoyé et appris à connaître un serviteur de l'Etat et de la cause des enfants absolument hors norme et j'aurais été fier d'avoir pu contribuer à changer la donne sur le sujet de l'inceste et des violences sexuelles, étant déjà investi moi Sébastien Boueilh en tant que fondateur et président de mon association Le colosse aux pieds d'argile.
Donc oui, je comprends que Sébastien Boueilh ait pu souffrir 57 jours et que cela puisse continuer. Et si j'étais à sa place, je retournerai à bien faire mon travail dans mon association, là où je suis reconnu par toutes les parties prenantes que je côtoie. Vous connaissez la tirade dans Les fourberies de Scapin de Molière : "Que diable allait-il faire dans cette galère ?". Voilà le fond de ma pensée.

ET je comprends encore mieux que d'autres aient pu souffrir, aient vu leurs souffrances s'amplifier. Il s'agit en premier lieu des enfants victimes de violences sexuelles devenus adultes, et encore plus particulièrement celles et ceux qui sont venus témoigner auprès de la CIIVISE. 30 000 personnes qui ont vu leur souffrance repartir en flèche après avoir eu l'espoir d'une CIIVISE qui les a écoutés, crus, qui les a reconnus
Il est sûr que chaque souffrance est particulière, mais voilà, il y a d'un côté la souffrance d'un président et de sa vice-présidente, et de l'autre la souffrance presque certaine d'au moins 30 000 personnes parce qu'il y a aussi toutes celles qui n'ont pas témoigné. Je rappelle le chiffre effroyable : 5,5 millions de personnes ont été victimes de violences sexuelles dans leur enfance.

Alors, il y a la comparaison des nombres : 2 face à beaucoup, beaucoup plus de personnes. Mais il y a aussi un autre point crucial à prendre en compte : le président et la vice-présidente ont fait le choix de s'exposer à une situation dont ils devaient bien se douter qu'elle allait susciter une énorme incompréhension. Probablement l'ont-ils sous-estimé, mais il y a donc une différence entre eux deux et les autres : les deux premiers ont choisi de s'exposer à des réactions d'incompréhension, de colère et inévitablement quand on connait la psychologie humaine : des réactions malveillantes. Les victimes, elles ont été mises devant le fait accompli, elles ont été remises en situation d'impuissance.
Et c'est ce moment de mon propos que je vais me saisir de deux de mes éléments de modélisation de la bienveillance : la bienveillance, ce n'est pas seulement de faire du bien et de ne pas faire du mal : il s'agit aussi de dénoncer les faits et les situations où l'on pense qu'il y a un problème de bienveillance.



C'est d'ailleurs un enjeu central de l'inceste et des violences sexuelles : dénoncer un acte dont on aurait la connaissance. Car ne pas le faire, c'est de la non assistance à enfant en danger, un acte de malveillance comme je l'indique dans l'échelle suivante :



Quand des victimes et des citoyennes et citoyens dénoncent la décision du gouvernement qu'ils jugent préjudiciable pour les enfants, ils s'inscrivent dans un enjeu de bienveillance. La difficulté, est ensuite d'exercer cet enjeu en restant dans la limite de ne pas faire du mal aux personnes incriminées. Et c'est super compliqué. Je le dis clairement pour l'expérimenter depuis 57 jours et quelques. La frontière est tellement ténue, d'autant plus dans un monde où malheureusement on constate que pour se faire entendre d'autorités qui donnent l'impression d'être sourdes, il faut mettre un rapport de force (exemple récent avec le monde agricole).

Les enfants victimes de violences sexuelles devenus adultes n'ont pas choisi ce scénario auxquels la plupart n'étaient pas préparés. Ils avaient fondé un énorme espoir que la société allait enfin leur donner de la reconnaissance, prendre en charge leur parcours de soin et de réparation, et surtout faire que les passages à l'acte soient considérablement réduits par la fin du système d'impunité dénoncé par le juge Edouard Durand. En effet, il connait parfaitement les mécanismes qui pourront faire la transition d'un cercle vicieux à un cercle vertueux et les expose à qui veut bien les entendre de manière limpide.

Je ne vous dirai que quelques mots de ma propre souffrance qui me semble tellement petite par rapport aux autres. Mais il me semble normal aussi de dire qu'elle existe. Je fondais tellement d'espoir dans la CIIVISE et dans son porte drapeau et cheville ouvrière le juge Edouard Durand dont j'ai expliqué tout le bien que je pense dans mes articles, que la décision du gouvernement m'a fait souffrir et continue à me faire souffrir
Je pense aux 160 000 enfants et aux 5,5 millions d'adultes impactés par une décision gouvernementale qui selon moi n'est ni dans la justice (la reconnaissance du formidable travail réalisé par les membres de la CIIVISE et du témoignage des victimes), ni dans la dans justesse. Elle me reste totalement incompréhensible. Elle le reste certainement pour toutes les victimes puisqu'aucun argument sérieux n'a jamais été donné dans les 57 jours et quelques qui ont suivi.
Et l'absence d'arguments, ça enflamme, ça fait empirer la situation. Pourquoi ? Parce qu'on n'a même pas la possibilité de porter contestation à des arguments.

Sébastien Boueilh a reproché au juge Edouard Durand son silence. Mais c'est en réalité le silence du gouvernement quant aux raisons de l'éviction du juge Edouard Durand qui a mis le feu aux poudres, et il s'agit, il me semble, de remettre les choses à leur place.

Il est largement temps d'arrêter cette séquence de 57 jours et quelques

Il est vraiment temps de mettre fin à cette séquence de souffrance et de dépense considérable d'énergie pour tant de personnes, y compris pour Sébastien Boueilh et de quelques personnes dont je n'ai pas encore parlé en terme de souffrance : la souffrance du juge Edouard Durand et de tous les membres de la commission qui ont démissionné par solidarité et par inquiétude sur la pérennité des produits du travail de la commission et d'un point fondamental martelé régulièrement par le juge Edouard Durand : les fondations par une doctrine claire et forte. Notamment "On vous écoute, on vous croit, on vous protège".

Quel choc pour ces membres ! Et en plus, un choc qu'ils ont senti venir sans vraiment y croire tellement le soutien des victimes, des associations, des professionnels et des commissions et délégations des parlements était unanime. Je m'explique : le gouvernement n'a fait acte ni de présence ni de soutien à la présentation des résultats du travail de la commission en novembre 2023. On pouvait  y lire une forme de désaveu et un mauvais présage, non ? 

Je résume ce scénario clairement perdant-perdant :

  • la CIIVISE fait un travail presque unanimement reconnu (presque puisque ce n'était manifestement pas le cas du gouvernement)
  • il suffisait de reconduire la commission en faisant évoluer ses missions au vu de ce qui avait été réalisé et des nouveaux enjeux, notamment avec le développement de la pédocybercriminalité
  • Au contraire, le juge Edouard Durand est évincé
  • Sont nommées deux personnes, dont une avait démissionné pour désaccord avec la préconisation d'obligation de signalement par les médecins, et l'autre s'était positionné contre la poursuite de la CIIVISE et contre l'imprescriptibilité des actes des crimes sexuels
  • Plus de la moitié des membres de la commission démissionne dans la foulée
  • La presse fait largement écho à l'incompréhension et à l'inquiétude du juge Durand et de démissionnaires
  • Plusieurs tribunes et pétitions appellent au retour du juge Durand
  • Des soutiens de la Ciivise se mettent en place sur les réseaux sociaux, et notamment Soutien Ciivise avec qui je coopère activement.
  • Le lancement mi-janvier 2024 de la dite Ciivise 2 est reporté du fait du remaniement du gouvernement
  • Il finit par avoir lieu le 5 février 2024 dans une forme de précipitation (annoncé le vendredi pour le lundi suivant)
  • La vice-présidente est mise en cause pour violences sexuelles dans le cadre d'une expertise de Louison, victime d'inceste, et plus largement sur une pratique dénoncée par des pairs interrogés par la presse, et notamment par le pédopsychiatre, médecin légiste et expert auprès des tribunaux Jean-Marc Ben Kemoun (j'ai mentionné ce grand professionnel dans mon premier article en référence en début d'article).
  • Sébastien Boueilh interrogé dans l'émission Quotidien est manifestement peu à l'aise quand on lui demande d'évoquer les 82 préconisations, même pour en donner les plus urgentes
  • La vice-présidente se met en retrait et est mise en retrait le 7 février 2024 par Sébastien Boueilh au nom de la commission
Conclusion, autant avec la CIIVISE la vision et les propos me semblent clairs, construits, limpides, évidents, avec à sa tête une personne déterminée, extrêmement compétente, empathique

autant la dite CIIVISE 2 me donne malheureusement à travers les propos de Sébastien Boueilh  une impression brouillonne, approximative, tâtonnante, inquiétante, égocentrée face à de tels enjeux. Je renvoie à l'interview de Sébastien Boueilh pour que vous vous fassiez votre propre opinion, sans pour autant juger, ce qui n'est pas facile.

J'appelle comme beaucoup, beaucoup d'autres à revenir à un scénario gagnant-gagnant, à savoir que le gouvernement revienne sur sa décision. Tous les gouvernements quels qu'ils soient dans l'histoire des 40 dernières années ont su revenir sur des décisions dont ils ont bien su voir qu'elles ne pouvaient pas passer en l'état face à des réactions de la population ou d'une ou plusieurs corporations.

Il serait vraiment gagnant-gagnant que le gouvernement en décision concertée avec Sébastien Boueilh demande au juge Edouard Durand de se remettre à la tâche à la tête d'une CIIVISE fidèle à elle-même, aux victimes, à sa doctrine, à ses 82 préconisations et dans la justesse par rapport aux évolutions des risques de violences sexuelles dans note société. Une CIIVISE qui soit soutenue par le gouvernement, les parlementaires, les professionnels de l'enfance, la justice, les forces de l'ordre, les associations, les victimes et toute la population.


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