Je constate autour de moi depuis plusieurs années un phénomène qui habite beaucoup de personnes dans toutes leurs sphères de vie et quasiment tous les collectifs de toutes sortes (entreprises capitalistiques, coopératives, administrations, travailleurs indépendants, associations, collectifs de circonstance, communautés, ...) auxquels j'ai pu être confronté : le diktat conjugué du "Faire" et de l'urgence.
Or, à trop tirer le fil du "Faire" ...
- On privilégie les solutions faciles à mettre en œuvre même si elles ont de gros inconvénients - que l'on va minimiser -, au détriment de solutions moins faciles mais vraiment satisfaisantes,
- On va dans l'immédiateté sans prendre en compte le long terme, voire le moyen terme non plus.
- On use les organismes humains, physiquement et psychiquement, et non humains (le vivant et les ressources de la planète),
- On se dit pragmatique alors qu'on est en réalité dans le cynisme, voire la maltraitance, selon les principes bien connus "la fin justifie les moyens" et "on ne fait pas une omelette sans casser des œufs" se donnant ainsi l'autorisation à commettre des dégâts collatéraux.
- Le collectif oublie de prendre soin de ceux qui font, ceux qui le porte, et ces derniers s'oublient eux-mêmes.
Considérons 3 questions autour du "Faire" :
- Pourquoi : pourquoi je fais les choses ?
- Quoi : qu'est-ce que je vais faire ?
- Comment : comment je vais le faire ?
Nous sommes indéniablement dans une société centrée sur le "Faire" et sur le "Quoi", avec une sauce indigeste aux ingrédients suivants "urgence", "encore plus", "le plus vite possible et le moins coûteux possible". Une société régie par un striatum tout puissant à l'échelle sociétale et individuelle comme l'a décrit Sébastien Bohler dans son livre "Le bug humain".
Les dérives du striatum, organe de notre cerveau, étant résumées dans le schéma suivant inspiré de son livre :
Selon moi, indéniablement le grand perdant du trio "Pourquoi", "Quoi" et "Comment" est le "Comment".
Le "Pourquoi", on s'en intéresse à la constitution des collectifs et des projets, sans pour autant que ce soit systématique. Le "Pourquoi on fait" tout de même assez souvent, mais par contre, beaucoup moins le "Pourquoi chacun fait". Ce qui pose la question de la résonance entre la raison d'être collective et la raison d'être individuelle qui constitue un enjeu capital à la fois de la vitalité du collectif et du bien-être psychique et physique de l'individu.
Avec les deux schémas suivants inspirés et adaptés du modèle des quadrants de Ken Wilber évoqué par Frédéric Laloux dans son livre Reinventing organizations, apparaissent 4 niveaux de résonance :
- entre moi et moi, entre mes valeurs et aspirations profondes d'une part, et mes actions d'autre part,
- entre moi et mon collectif : entre mes valeurs et les valeurs du collectif,
- entre l'affichage du collectif de ses valeurs, et la réalité des processus internes et externes,
- entre les processus tels qu'ils sont décrits, les objectifs assignés, et la réalité de mon travail (différence entre travail prescrit et travail réel).
- Entre ce qu'on pense et ce qu'on dit, avec l'enjeu de bienveillance, de non-violence de savoir dire les choses difficiles (ex : "Non, je ne peux/veux pas faire", "Je ne suis pas d'accord", "Ce que tu as fait pose problème", ...) et toute vérité qui n'est pas forcément à dire complètement et à l'instant T.
- Entre ce qu'on dit et ce qu'on fait, sachant que les écarts entre les deux ne sont pas forcément de l'ordre de la dissonance (nous sommes tous en mouvement dans des écosystèmes en mouvement et il est donc normal d'avoir à évoluer).
- Entre ce qu'on (a) fait et ce qu'on dit de ce qu'on (a) fait, notamment quand ce n'est pas glorieux et qu'il serait bon de dire pour réparer ou pour ne pas reproduire des erreurs.
Ce que je constate, et sans aucune exception dans mon expérience : dès qu'on met en marche un collectif, le "Comment" et le sujet des différents niveaux résonance - notamment entre les 3 éléments du trio "Pourquoi-Quoi-Comment" - sont presque totalement invisibilisés par l’impatience, l’urgence du passage à l'action et le sentiment d'urgence omniprésent, y compris dans les activités de loisirs et de détente.
Ce qui débouche invariablement tôt ou tard sur de la dissonance et des impacts négatifs dans toutes sortes de domaine : santé, efficacité, qualité, confiance, engagement, reconnaissance, ...
Dans le meilleur des cas, on fait un travail – d’une poignée de personnes - sur les valeurs qui vont être affichées, quelques fois sur le mur du hall d'accueil des visiteurs, mais qui ne se traduiront pas dans les comportements ni à l'intérieur du collectif ni à l'extérieur.
Or, il faut bien être conscient que les valeurs s'incarnent justement par le "Comment". Une série de "Comment" qui font la réalité de la bienveillance et de la coopération gagnant-gagnant :
- Comment investir les différents enjeux de résonance
- Comment faire bien (qui conjugue Qualité, Qualité de Vie au Travail et efficacité)
- Comment prendre soin de ceux qui font, ceux qui sont en amont, en aval, à côté, ... (qui conjugue Qualité de Vie au Travail et Responsabilité Sociale des Entreprises)
- Comment décider (enjeu d'autonomie, de confiance, de coopération responsabilisante, de démocratie)
- Comment gérer les tensions (enjeu de Qualité de Vie au Travail et d'efficacité)
- Comment prendre de la hauteur (notamment pour observer la dynamique des raisons d'être)
Des "comment" qui nécessitent de se donner du temps, de mettre le temps sur la table.
Et c'est tout un cheminement comme je le montre dans le schéma suivant :
Et puis il y a aussi l'enjeu de savoir investir d'autres verbes que le verbe "Faire" : "être", "apprécier", "gratifier", "coopérer", ... (cf mon article Du "faire" au "vivre pleinement")
Et donc, s'il y a urgence, c'est de sortir de l'urgence, de poser le stylo, et de travailler sur le "Comment on agit avec bienveillance et dans une coopération gagnant-gagnant".
L'enjeu majeur n'est pas de faire, le plus possible, le plus vite possible, le plus rentablement possible ... mais de se donner le temps individuellement, collectivement et coopérativement de concevoir une vie engagé-e dans des actions en lien avec nos aspirations les plus profondes ; des actions bienveillantes envers nous-mêmes, autrui et nos écosystèmes d'appartenance.
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